Comment inciter au changement de pratiques agricoles ? Une expérience sénégalaise
L’ONG Solthis intervient sur l’accès à la santé dans une dimension One Health. C’est un concept lancé au début des années 2000 qui affirme que la santé doit être globale, en prenant en compte la santé de l’humain, des animaux et de l’environnement. Dans ce cadre, Solthis s’est allié à AVSF (Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières) et Casades (une ONG locale) pour réaliser un projet à Vélingara, une région du Sénégal.
Constatant des pratiques agricoles néfastes pour la santé globale (une surutilisation de pesticides dangereux et mal régulés), ce consortium a donc proposé à The Ink Link d’intervenir pour inciter les agriculteurs à changer de pratiques.
Dans un premier temps, nous avions été missionnés pour créer des supports incitant les agriculteurs à porter des EPI (équipements de protection individuels, qui sont une grande combinaison en plastique, des bottes, des gants et un masque). Ces EPI vendus à prix coutant par la société de production de coton s’avèrent mal adaptés à la situation locale :
- Ces tenues en plastiques sont trop chaudes sous le soleil sénégalais ;
- Malgré un coût réduit, cela reste un équipement qui a un prix et n’est donc pas remplacé assez souvent. L’agriculteur peut même avoir tendance à le ranger chez lui alors qu’il y a des produits chimiques dessus, ce qui favorise de nouvelles contaminations ;
- Après plusieurs jours d’entretiens, nous avons appris que la tradition exige de marcher pieds-nu dans son champ… Les recommandations de port de bottes sont donc inadaptées.
Pour The Ink Link, la proposition de travailler sur le port d’EPI n’était donc pas adaptée. Nous avons donc proposé une autre intervention pour inciter à faire évoluer ses pratiques agricoles.
Des focus groupes ont été organisés avec des habitants pour recueillir leurs perceptions par rapport aux pesticides. Il en ressort que :
Le lien est compliqué entre les pesticides et certaines maladies/pathologies qui arrivent très longtemps après (cancers, infertilité). En termes de santé, ce que les gens associent aux pesticides, ce sont les « maux de pieds ». Une exploration sur le sujet avec un médecin participant au projet n’a pas permis d’identifier clairement de quoi il s’agissait, mais c’est très largement cité.
Les causes des maladies ne sont pas expliquées de manière biologique, mais souvent dans un contexte traditionnel (esprits, mauvais sorts…). Mais il y a malgré tout l’idée d’aliments qui rendent plus ou moins fort.
La projection dans le futur est très difficile. Au moment de notre visite, en période de soudure, la précarité rend la projection au-delà de quelques semaines compliquée ; si l’on ne sait pas ce qu’on mangera demain, comment penser à ce qu’on fera dans plusieurs années ? Les propositions de changement d’agriculture pour un bien-être hypothétique dans plusieurs années sont donc difficiles.
Ces constats ont permis de penser les outils différemment en se concentrant sur l’aide à la projection dans le futur et le lien entre pesticides et maladie.
En plus de cela, les visites et entretiens dans les villages ont montré que les décisions devaient se prendre en groupe, nous voulions donc privilégier un outil collaboratif.
Enfin, dans le sens de ses valeurs, The Ink Link souhaitait un outil permettant l’empowerment, c’est-à-dire, dans ce cas, un outil donnant aux personnes les clefs pour comprendre le sujet et leur donnant la possibilité de faire des choix par eux-mêmes.
Pour créer l'outil, nous avons fait appel à Rémi Leroy, un artiste qui vit depuis plusieurs années en Afrique et connaît très bien les paysages et les cultures. Son style réaliste était aussi attractif pour les populations de Vélingara.
L’outil créé est animé localement par des agents communautaires.
On réunit un groupe de villageois, et quatre parmi eux reçoivent :
- Un livret scénario : chaque livret est différent et reprend les différentes étapes d’une saison agricole ;
- Une somme d’argent avec des faux billets en papier : pour leur permettre d’acheter virtuellement les intrants nécessaires à la saison agricole ;
- Des jetons représentant leur capital santé : plus on en a, plus on est en bonne santé.
L’animateur, après avoir expliqué les règles, demande aux quatre agriculteurs virtuels de regarder la première page de leur livret. Chaque étape est la même pour chacun (trouver des semences / préparer son champ / planter….), mais avec des options différentes, plus ou moins consommatrices d’intrants chimiques. Ils doivent résoudre les actions :
- Payer si nécessaire pour acheter des intrants,
- Perdre si nécessaire des jetons de santé,
- Gagner éventuellement des jetons de pénibilité. Nous avons considéré qu’il était important de prendre en compte cette dimension. En effet, cultiver son champ de manière bio est plus pénible (désherber à la main au lieu d’utiliser des herbicides, préparer son engrais maison…).
À la fin de l’animation (fin de saison agricole), chaque participant se retrouve donc avec un compte d’argent, de jetons pénibilité et de jetons santé très différents.
L’animateur lance alors un débat pour que chacun réagisse à ce qu’il a pu observer, en incluant les autres villageois qui étaient observateurs. Puis il élargit le débat : « Qu’est-ce qui est le plus néfaste pour la santé et que vous pourriez éviter ? Qu’est-ce que vous seriez prêt à mettre en place lors de la prochaine saison ? Qui serait prêt à s’engager là-dessus ? »
Cette discussion finale est un élément crucial de l’intervention et peut demander un peu de formation pour les animateurs.
Cette intervention peut être couplée à d’autres interventions plus techniques sur les pratiques agricoles.